Quelques vivres et mes frêles gants de coton. Voilà tout. C’est ni plus ni moins ce que j’ai pu apporter à celui qui hier au soir, adossé aux contreforts déserts de mon église, avait élu domicile sur le sol inhospitalier d’un asphalte glacé.

Assis face à de larges yeux bruns et une chevelure argentée ébouriffée, en tentant d’établir une impossible discussion avec l’homme dont je n’aurais réussi à connaître le prénom, les mots d’un ami travaillant au Samu Social me revenaient alors à l’esprit.

Une énergie dévorante paraissait sommeiller en les entrailles de cet homme. Une puissante vitalité dont il semblait être à la fois l’unique dépositaire et destinataire. Hagard et pourtant vif, son esprit conversait avec des êtres fantomatiques qu’il s’imaginait passer de droite, de gauche, au derrière de moi.

Il n’avait que faire de l’arrivée de la neige au petit matin dont j’ai essayé de l’avertir, craignant qu’un épais manteau blanc ne vienne silencieusement geler l’unique et maigre duvet que cet homme possédait pour improbable masure et que celle-ci ne se transforme à l’aube en un cercueil immaculé.

Condescendance, pitié mal placée, bonne conscience, pourraient arguer d’aucuns à tort ou à raison. A mes yeux il n’en est rien. Cette rencontre n’est ni le fait d’un accès de philanthropie ni le fruit d’un surplus d’humanisme.

Elle n’est autre chose que l’expression simple et véritable d’un mot qui embrasse l’ensemble des émotions humaines : l’amour (révolté). On en rirait presque tellement ce mot est aujourd’hui biscornu.

Je parle d’un amour inconditionnel, libre et total de l’Homme en tant que valeur première de toute chose. Ces derniers mots prêtent parfois aujourd’hui à différentes réactions plus vraiment étonnantes : le rire, la raillerie, la confusion et la gêne.

Il ne s’agit pas ici d’un amour circonscrit à ceux que notre socialisation nous a fait côtoyer, à l’instar de nos proches et amis, que l’on aime et affirme aimer sans honte et de façon plus que naturelle. Il s’agit de l’amour de chacune des personnes qui de façon désirée ou fortuite font notre quotidien. Cet amour est une extraordinaire gageure pour certains, une burlesque utopie pour d’autres. Cet amour demeure pour autant heureusement le mariage d’une force inénarrable et d’une inoxydable conviction pour bon nombre de personnes par ailleurs.

Il est parfois surprenant de constater que les deux seules choses qui font réellement tourner notre planète entière sont, en France, des sujets parmi les plus tabous : l’argent et l’amour.

Devrait-on se sentir comme affublé des pires anathèmes, comme porteur des vêtements de l’opprobre, ou bien encore comme la cible des railleries parce que l’on affirme sans réserve ni équivoque que l’amour dépouillé, dénué, épuré de quelque once d’intérêt que ce soit est l’unique source de notre action envers celui que l’on peut appeler selon nos convictions, notre autre, notre concitoyen, notre camarade, notre frère ou notre prochain ? Non et jamais.

Que celles et ceux qui partagent cet ardent désir de croire et mettre en pratique par amour inconditionnel et transversal l’idée selon laquelle il n’est pas de plus grande action que d’aider un homme à se relever soient heureux. Car ils sont les signes visibles au cœur de nos sociétés aseptisées et gavées du culte du matériel que l’Homme est aussi un cadeau pour l’Homme.

Ils sont les porteurs d’un amour sans miel ni cauteleuse flagornerie. D’un amour résolument pétri dans la soif de justice et fondamentalement façonné par le désir de dignité de et pour tous.

Cette rencontre évanescente, presque atemporelle partagée hier soir avec cet anonyme restera sans doute à mes yeux l’un des plus beaux, car simple et authentique, moments de ce mois de décembre. Une graine de plus sur ma route.

Toi comme moi, nous avons tous des graines à semer et faire germer dans notre vie et celles des autres.